A l’approche de la conférence de Copenhague, qui doit prendre la relève du protocole de Kyoto arrivant à échéance en 2012, il est bon de rappeler une vérité souvent négligée. L’économie mondiale , dont les gaz à effet de serre (GES) à l’origine du réchauffement sont un sous-produit, n’est pas seulement une construction humaine : elle constitue un immense système avec sa propre dynamique interne qui se dérobe souvent à la volonté des décideurs. En effet, si grâce aux biologistes et aux climatologues nous sommes devenus familiers de l’idée que la nature est organisée en « éco »systèmes au sein de la biosphère, nous négligeons souvent que l’économie elle même fonctionne comme un système obéissant à ses propres liens de causalité internes. Les acteurs de l’économie sont pourtant confrontés à cette vérité lorsqu’ils se trouvent surpris par une récession brutale qui fait disparaître les postes de travail par centaines de milliers ou lorsqu’un pays se trouve en situation de surchauffe économique comme cela a été le cas ces dernières années en Chine.
Un système est un ensemble d’éléments interdépendants organisés de façon cohérente vers l’accomplissement d’un but. Parmi les éléments du système économique planétaire, relevons les principaux : les matières premières, les biens et services, mais aussi les déchets, les pollutions et les gaz à effet de serre, ainsi que les entreprises, les gouvernements, les lois et règlements…. Les interrelations entres ces éléments se manifestent dans le fonctionnement du système par l’apparition de flux d’éléments et de boucles de rétroaction qui traduisent les liens de causalité entre ces flux. Les interrelations entre les principaux éléments de notre économie industrielle ont été décrits par le rapport au Club de Rome [1] en 1972 déjà et ensuite, avec plus de finesse, dans des mises à jour parues en 1992 [2] et 2004 [3]. Quant au but d’un système, il ne se manifeste pas à travers les déclarations officielles des chefs de gouvernements, mais ressort de l’observation attentive du système lui-même. Et il semble bien qu’un des buts du système économique planétaire soit la croissance continue du flux de produits manufacturés, alors même que cette croissance s’accompagne d’effets induits néfastes (épuisement des ressources et renchérissement de leur prix, pollutions) dont les inconvénients pourraient dans certains cas l’emporter sur les avantages.
Comprise ainsi, la croissance du produit intérieur apparaît de moins en moins comme la traduction d’une volonté politique unanimement revendiquée par les gouvernements de la planète, que comme une résultante du fonctionnement du système. Il en va de même de la croissance de l’utilisation de ressources naturelles ou de la croissance des pollutions.
La prise en compte de la nature systémique de l’économie modifierait sensiblement la manière d’aborder le problème de la gestion des changements climatiques.
Le processus de Kyoto/Copenhague repose sur le modèle d’une économie, certes puissante et complexe, mais demeurant entièrement sous le contrôle des gouvernements de la planète. Selon ce modèle, si un gouvernement en prend l’engagement, il peut sans trop de problèmes réduire le niveau des gaz à effet de serre de son pays de 20% ou 30% en l’espace de 20 ans, comme il peut décider d’extrader un ressortissant étranger inculpé d’un délit ou organiser chez lui des jeux olympiques. Tout ne serait qu’une question de volonté politique et les Etats, pour faire respecter les engagements pris, disposeraient d’une panoplie de moyens concrets aisément maîtrisables dont le choix est laissé actuellement à leur discrétion.
Si l’on regarde les chiffres, il y a lieu de douter de la validité de ce modèle. En effet force nous est de reconnaître aujourd’hui, 12 ans après sa signature et 4 ans après son entrée en application officielle, que le protocole de Kyoto risque fort de ne pas atteindre l’objectif qu’il s’était fixé : une réduction des émissions de GES de 5,2 % à l’horizon 2012 par rapport à leur niveau de 1990. Selon les données disponibles,[4] à fin 2007 le niveau de GES était en hausse de 34% !
Pourquoi ? Parce que son modèle ignore ou sous-estime grandement la complexité et la force des liens de causalité qui affectent les flux de GES, comme il sous-estime l’importance des interdépendances entre pays. Un exemple pour illustrer cette complexité : les pays de l’Union Européenne n’ont pas réussi à maîtriser le dispositif des permis négociables d’émissions de CO2 qui n’a dès lors pas contribué jusqu’à présent aux objectifs de réduction des émissions de GES. Pour ce qui est de l’interdépendance, elle se manifeste par le fait que les quantités de GES émis par un pays ne reflètent pas l’emprise réelle de sa population sur le climat. C’est ainsi qu’une bonne partie des émissions de CO2 de la Chine, qui est devenue le plus important émetteur de GES de la planète, provient de la fabrication de produits destinés à l’exportation vers l’Amérique du Nord ou l’Europe de l’Ouest et ne contribue donc pas à satisfaire la consommation de la population du pays. On voit à la lumière de cet exemple que le processus actuel pourrait fort bien avoir des effets pervers qui nuiraient gravement à son efficacité. Certains pays pourraient en effet être tentés à l’avenir, pour respecter leurs objectifs de réduction de GES, de délocaliser davantage leurs industries polluantes vers des pays du Sud, souvent peu sensibles aux enjeux climatiques et qui seraient trop heureux de pouvoir créer facilement des emplois malgré l’aggravation importante des émissions de GES qui en découlerait.
Pour être efficace et éviter les effets pervers, un plan de lutte contre le réchauffement doit tirer les conséquences de la réalité systémique de l’économie planétaire. Avoir la vision systémique c’est partir d’une vue globale ; identifier les principaux processus influençant le stock de GES dans l’atmosphère, tant les processus qui l’augmentent que ceux qui le réduisent ; identifier les principales boucles de rétroaction qui déterminent l’intensité des processus et définir les actions susceptibles de les modifier. Sélectionner celles qui ont le plus de probabilités d’être à la fois efficaces, politiquement applicables et simples à mettre en œuvre. Ensuite seulement obtenir des engagements des gouvernements sur une panoplie de mesures communes.
Semblable approche bénéficiera d’une efficacité supérieure parce que elle repose sur une analyse approfondie, parce que les mesures prises par tous les gouvernements sont cohérentes entre elles et également parce qu’elle enlève un frein important à la prise de mesures ambitieuses : la crainte permanente des gouvernements que le fait de prendre des mesures plus importantes que les pays voisins ne porte atteinte à leur compétitivité et freine leur développement économique.
Des réflexions approfondies ont été faites en s’inspirant de ces principes. Des solutions ont été proposées. Il y aurait lieu d’y revenir.
[1] The limits to growth, Dennis Meadows, Donella Meadows et alii
[2] Beyond the Limits, Dennis Meadows, Donella Meadows, Jörgen Randers.
[3] Limits to Growth : the 30 year update, Dennis Meadows, Donella Meadows, Jörgen Randers.
[4] OFEV. Communiqué de presse 16 avril 2009