Changement climatique – Il faut préserver l’intérêt général.

Le Groupement Intergouvernemental sur les Evolutions Climatiques publiera cette année son 5e rapport. On le sait déjà : il sera plus sévère que le précédent qui avait fait grand bruit en 2007.

Le changement climatique, on nous le répète, présente de graves menaces aux conséquences potentiellement dramatiques. A l’instar de la sécurité routière ou de la lutte contre le cancer, l’enjeu est vital : agir c’est sauver des vies humaines. Et l’humanité dispose des moyens d’agir.

Politiquement toutefois, la communauté internationale a du chemin à parcourir. Alors que le Protocole de Kyoto fixait un objectif 5,2% de baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 1990 à 2012, celles-ci ont augmenté de plus de 40%. De surcroît, lors de la conférence clé de Copenhague en 2009, aucune nouvelle décision de réduction des émissions, pourtant nécessaire, n’était prise. Il a bien fallu se rendre à l’évidence de l’existence d’un blocage. Trois ans plus tard peu de choses ont changé.

Pour nombre d’observateurs, une telle paralysie est incompréhensible. Comment ne pas s’étonner de l’incapacité d’homo sapiens à prendre la pleine mesure du péril et à agir en conséquence ?

Notre étonnement provient de notre représentation de l’humanité. Celle-ci nous apparaît comme une entité cohérente dotée d’un esprit rationnel agissant comme un individu intelligent confronté à un grave problème. Or par « humanité » nous désignons la coexistence désordonnée d’entités nationales elles mêmes composées de groupes aux ambitions divergentes. L’unité de cette humanité constitue une vue de l’esprit.

Au sein des groupes humains appelés à une expression et à une action collectives (associations, entreprises, Etats ; communauté internationale) des mécanismes sociologiques sont à l’œuvre qui produisent des décisions déroutantes, voire parfois absurdes. Ces dysfonctionnements ont été étudiés par la sociologie des organisations. Christian Morel[1] relève en particulier qu’un dysfonctionnement sérieux peut résulter du fait qu’une organisation se voit assigner deux objectifs inconciliables. Le cas n’est pas rare. L’exemple le plus fréquent est le conflit au sein d’une entreprise entre productivité et sécurité. On observe que, lorsque la pression à produire est forte, l’organisation rogne sur la sécurité. Accidents professionnels, catastrophes aériennes, déconvenues financières ont souvent trouvé leur origine dans ce type de dysfonctionnement.

En matière de changement climatique, nos gouvernements ne se trouvent-ils pas précisément dans ce cas de figure ? On exige d’eux qu’ils favorisent la croissance afin de créer des emplois et d’améliorer la compétitivité des entreprises, tout en limitant les émissions de GES et la consommation d’énergie. Or, malgré des études sérieuses montrant qu’il est possible de maintenir un niveau de vie élevé tout en réduisant considérablement la consommation d’énergie, celle-ci apparaît aux yeux de nombreux décideurs comme le véritable levier de la compétitivité. L’humanité apparaît donc comme une organisation géante dont les centres de décision ont reçu pour mission, d’abord de maximiser la croissance et ensuite de réduire les émissions de GES. Sa réponse est de sacrifier la mission perçue comme la moins importante, à savoir la réduction des émissions.

Pour prendre la mesure du conflit qui existe dans nos représentations sociales entre croissance et environnement, il vaut la peine de se poser la question suivante : le président Obama aurait-il été brillamment réélu en novembre 2012 s’il avait mis la priorité, durant son premier mandat, sur l’adoption des mesures énergiques indispensables à réduire de 5,2% les émissions de GES des Etats Unis, comme le préconise Kyoto ? Probablement pas.

Le conflit entre croissance et réduction de la consommation d’énergie, qui agite les gouvernements, contamine dès lors les grandes conférences internationales, l’instrument privilégié du système westphalien de gouvernance mondiale. Les échecs successifs rencontrés dans la lutte contre le réchauffement ne devraient donc pas nous surprendre. Ils obéissent aux lois sociologiques.

Etabli en 1648 après la guerre de trente ans, le système westphalien est fondé sur le principe de la souveraineté nationale en vertu duquel chaque Etat définit souverainement l’intérêt général (national) à poursuivre sur son territoire. Ceci revient à dire qu’il n’existe pas d’intérêt général de l’humanité. Pourtant en 1992, quand la conférence cadre de l’ONU sur le changement climatique se donne pour mission de stabiliser la concentration des GES dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique, elle pose implicitement qu’il existe bel et bien un intérêt commun à l’ensemble des pays signataires, en d’autre mots un intérêt général de l’humanité.

Le système westphalien se trouve ainsi pris en défaut par la nature du problème du changement climatique. Niant la réalité d’un intérêt général mondial, il ne dispose pas d’instruments pour donner vie à ce dernier. Que la confrontation des intérêts nationaux, qui bénéficie de la légitimité du système, l’emporte sur la poursuite de l’intérêt général, qui n’est soutenu par aucune logistique institutionnelle, n’a donc rien d’étonnant.

Pour que l’intérêt général de l’humanité puisse être poursuivi de manière efficace, il lui faudrait à la fois une solide légitimité et une autorité autonome chargée de sa mise en œuvre.

Sa légitimé pourrait être assurée par l’extension universelle d’un principe largement éprouvé dans le droit interne des Etats : le principe de responsabilité civile. Appliqué à la lutte contre les perturbations délétères du climat, il reviendrait à considérer que les émetteurs de GES sont collectivement responsables de l’ensemble des préjudices subis par des tiers du fait de leurs émissions et doivent en supporter les coûts, selon des modalités à convenir.

Aucun principe juridique ne trouve à se réaliser sans l’existence d’une autorité chargée de le sanctionner. L’instauration d’une autorité, affranchie de la tutelle des Etats-Nations, ayant pour mission de mettre en œuvre ce principe et disposant de la plénitude des moyens requis, est donc elle aussi une nécessité. Son action devrait privilégier un mécanisme qui assure que le prix des énergies fossiles au niveau mondial intègre les coûts des dommages climatiques qu’elles engendrent.

Une fois mis en place un dispositif reposant sur ces deux principes, les gouvernements nationaux se trouveraient déchargés de la responsabilité de réduire leurs émissions de GES … et pourraient poursuivre sans risques leurs priorités nationales.

[1] Christian Morel, Les décisions absurdes, Paris, Gallimard, 2002, page 308